Tangerine Dream – Stratosfear
Polydor – 2473 721 – Edition France
– 1976
Plantons immédiatement le
décor. Stratosfear est un album saisissant, au vrai sens du terme : il porte en
lui, c'est-à-dire dans ses sonorités, une époque particulièrement riche - les
années 70 - et un caractère qui en est inhérent - l'expérimentation. Par cet
état de fait, l'opus, sorti en 1976, pourrait être devenu caduque compte tenu
de son âge. Je vous rassure tout de suite, il n'en est rien. Oui, l'album
"sent" à plein nez cette époque où naissent véritablement les
synthétiseurs et où le psychédélisme, avec son cortège de drogues et
d'onirisme, a envahi l'essentiel de la musique alternative. Mais il résiste au
passage du temps, à l'image d'un PINK FLOYD, grâce à un talent unique qui lui
permet de s'approprier un public aussi large qu'hétéroclite. La preuve en est
son succès, Stratosfear étant à ce jour l'album le plus vendu de TANGERINE
DREAM. A l'observation de cette remarque s'agite pourtant le spectre de
l'aspect "commercial"... que je balaye d'un revers, reprenant mon
exemple de PINK FLOYD : on peut réaliser de très bonnes ventes non pas parce
que l'on met de l'eau dans sa musique, mais parce que l'on est irrésistible !
Et je pense personnellement que Stratosfear s'inscrit en droite ligne dans
cette seconde catégorie. On retrouve à la barre de cette galette, et ce pour la
dernière fois, la première équipe la plus marquante et influente du groupe -
qui a connu de nombreux bouleversements de line-up jusqu'à aujourd'hui -, à
savoir Edgar Froese, Christoph Franke et Peter Baumann. Le premier, fondateur et
encore actuel leader du groupe, a "rythmé" l'album, tandis que le
second, Christoph Franke, s'est penché sur sa partie mélodique. Le dernier,
Peter Baumann a quant à lui parsemé le travail de ses deux acolytes de ses
diverses idées et bruitages. Le tout, hanté et puissant de symbolisme, attire
l'attention par ses longues pièces millimétrées et l'univers stellaire qui s'en
dégage.
L'album en lui-même, composé
de quatre titres, séduit au premier abord par un paradoxe, qui dégage deux de
ses principales qualités : il est très court - à peine trente-cinq minutes -
mais jouit d'une profondeur musicale immense, rendant éternelles ses
possibilités d'écoute. En un minimum de temps, TANGERINE DREAM arrive donc à
nous transporter au-delà des frontières terrestres, au sein d'un univers
langoureux, sombre, souvent glacé et toujours pénétrant. Il faut dire que les
quatre pièces de la galette se partagent de manière à peu près équitable la
demi-heure d'écoute, ce qui leur laisse largement le temps de se déployer chacune
dans leur thème respectif.
L'œuvre d'ouverture,
éponyme, invite immédiatement au voyage : s'ouvrant sur un délicieux arpège de
guitare électrique, elle bascule très vite - mais délicatement - sur un thème
électronique au rythme répétitif. Celui-ci insuffle à la musique un caractère
frénétique, cependant atténué durant les dix minutes du morceau par le lyrisme
de mélancoliques notes synthétiques. Un véritable rêve où d'improbables astres
semblent entrer en collision dans une douceur extatique. Le second morceau, «
The Big Sleep in Search of Adhes », est le plus court de l'album avec ses
quatre minutes standard. Ce qui ne l'empêche pas de transporter l'auditeur, qui
pourra apprécier la virtuosité et la pertinence des instruments utilisés : un
clavecin vaporeux et inspiré, une basse appuyée teintée d'obscurité, ainsi que
les traditionnelles nappes de synthétiseurs, perforées au milieu du morceau par
une ligne de clavier dissonante et un éphémère cortège de voix fantomatiques,
elles aussi exécutées au piano électronique. L'atmosphère y est plus nuageuse
que sur « Stratosfear », renvoyant à un imaginaire aérien cotonneux et bleuté.
"3 am At the Border of
the Marsh From Okefenokee", troisième œuvre de Stratosfear, constitue
peut-être la pièce la plus intrigante de l'album. Angoissante et névrosée, elle
s'inspire d'un paysage de forêt et de tourbe visibles au sein des marais
d'Okefenokee, vastes de 1600 kilomètres carrés et s'étendant sur les deux États
nord-américains de Géorgie et de Floride. On peut imaginer à quel point cet
espace, peuplé de marécages d'eau noire et d'arbres spectraux, a pu animer les
trois allemands à l'heure tardive où ils l'ont visiblement arpenté. Dans ce
morceau ambiant par définition, les instruments semblent vouloir recréer les
sons nocturnes que l'on peut y entendre : en introduction, un clapotis de
synthé métronimique pour l'eau vaseuse qui s'égoutte silencieusement, rattrapé
par un air fuyant d'harmonica pour les cris des rares habitants du lieu. Le
décor ainsi planté, aussi fourmillant que funeste, bascule soudain vers le
churrigueresque au travers d'une nappe de brouillard paroxysmique, un brasier
de synthétiseur qui pourrait rappeler un lever de soleil mais qui, à trois
heures du matin, s'apparenterait plus à la découverte fantasmagorique d'une
étendue marécageuse particulièrement obscure et désenchantée. Les notes qui se
dégagent de cette vague assourdissante constituent sûrement l'un des thèmes les
plus perforants de l'album, voir de toute l'œuvre de TANGERINE DREAM : mélange
d'effroi et de tristesse, elles se diffusent aussi nettement que lourdement
dans l'atmosphère oppressante du morceau et possèdent cette rare capacité de
projeter à l'inconscient de véritables images, à la fois fortes et sensibles.
Quatrième et dernier morceau de Stratosfear, "Invisible Limits" a
l'avantage d'ouvrir l'album et non de le refermer, ce que sous-entend
d'ailleurs son titre : plusieurs instruments font leur (ré)apparition, comme la
guitare électrique, la batterie et le piano traditionnel, montrant à l'auditeur
la diversité de registres de TANGERINE DREAM et, par là, l'inachèvement de sa
quête musicale. Tout est dit par cette pléthore d'instruments, desquels
TANGERINE DREAM sort les tripes avec fureur ou volupté durant tout le morceau.
Stratosfear apparait ainsi
comme l'un des albums les plus aboutis du trio allemand, du moins jusqu'à
Cyclone et l'apparition éphémère du chant - salvateur et d'une rare justesse,
contrairement à ce que beaucoup pensent - dans leur musique. De la première à
la dernière note, TANGERINE DREAM est comme d'habitude hanté par le désir
précieux et précis de faire voyager son auditeur, au-delà du ciel et de la
terre, dans un magma de sonorités toutes plus fines et gracieuses les unes que
les autres. Leur musique se vit comme une odyssée, un voyage long et
déstructurant aux confins de la musique électronique et alternative. On vibre
au moindre bruissement des instruments (cette note de guitare électrique
divinement saturée à 7m44s, sur "Stratosfear") on s'émerveille des
ambiances souvent épiques tissées grâce aux synthétiseurs (le thème transpirant
de solennité au milieu de "3 am At the Border of the Marsh From
Okefenokee") et on frémit de curiosité à chaque changement de rythme (les
trois constructions musicales distinctes mais parfaitement orchestrées
d'"Invisible Limits"). Nul doute, la beauté triste a depuis 1976 un
nom et un symbole : Stratosfear de TANGERINE DREAM.
TRACKLIST :
A1. Stratosfear
A2. The Big Sleep In
Search Of Hades
B1. 3 AM At The
Border Of The Marsh From Okefenokee
B2. Invisible Limits
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